Papéis de Alexandria*: En Alaska, un "socialisme arctique" sort de sa réserve

10-10-2009
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UN ÉTAT OÙ LA COLLECTIVITÉPOSSÈDE LA QUASI-TOTALITÉ DES MOYENS Artigo de Jean Airut no Monde Diplomatique de Agosto de 1993 LABORATOIRE méconnu d'un curieux "socialisme", l'Alaska, quarante-neuvième Etat des Etats-Unis, se veut le contre-rêve américain. En raison de la montée en puissance du Pacifique, de la récente libéralisation du voisin russo-sibérien et de la volonté d'organisation du monde arctique, l'Alaska pourrait bien être promis à de hautes destinées économiques et politiques. A condition que ses habitants, et Washington, le veuillent.S'il ne reste qu'un Etat "socialiste" (après Cuba) dans les Amériques, l'Alaska pourrait bien être celui-là. Le quarante-neuvième, avant Hawaii, le plus septentrional et le plus vaste des Etats de l'Union est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, bien plus proche du modèle de société imaginé par les pères fondateurs du mouvement ouvrier que ne l'ont jamais été les ex-pays communistes. Son secrétaire au commerce international et au développement, M. William C. Noll, n'en disconvient pas: "Il n'est pas toujours vrai que les Etats-Unis d'Amérique soient le pays de la libre entreprise."Depuis longtemps mythes littéraires et depuis peu sujets écologiques, les grands espaces chers à l'écrivain Jack London sont aussi une curiosité sociologique. Comme l'Etat alaskien intervient là où les Etats libéraux eux-mêmes mettent le nez (agriculture, pêche, ressources minières), son rôle passe inaperçu. Si son action suffit à imprimer un caractère de type socialiste à l'ensemble, c'est que le secteur des matières premières régit ici l'essentiel, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays développés.Pour bien prendre la mesure de l'Alaska, il faut se transporter à Kodiak, Anchorage, Juneau (la capitale) ou Sitka, bâties sur l'arc maritime sud du pays - à la latitude d'Oslo, Helsinki ou Stockholm, - s'enfoncer dans le fabuleux arrière-pays éternellement vaste, vierge et hostile malgré les splendeurs de l'été subarctique.Ces immenses espaces, couverts de neige huit ou neuf mois sur douze, sont le territoire des animaux sauvages, notamment cerfs, daims, porcs-épics, caribous, oies de neige, aigles, renards, ours noirs, ours bruns. Ces ours bruns, ou grizzlys, figures mythiques de toute la littérature du Grand Nord et dont - même armé - il vaut mieux éviter de croiser le chemin (voir encadré page 23). La flore est aussi d'une surprenante beauté, et d'une exceptionnelle richesse, avec cent trente-trois espèces d'arbres et arbustes, dont trente-trois sont des saules. Un véritable trésor que le saule: les Esquimaux tiraient de ses fibres de quoi fabriquer filets, cordes, colliers de chien, arcs, pièges pour petit gibier; ses feuilles, pousses et bourgeons sont comestibles, et l'intérieur de l'écorce dégage du sucre une fois mâché.Que cette terre, si belle et si variée, se couvre de neige, comme au nord, ou demeure fauve, comme au sud, elle est le "moyen de production" le mieux collectivisé qui soit. Elle est, en effet, possédée à 99,5 % par l'une ou l'autre des collectivités organisant la vie des Alaskiens - contre 25 % dans l'ancienne Pologne socialiste. Pour avoir acheté l'Alaska à la Russie tsariste en 1867, l'Etat fédéral détient plus de terres ici (59 %) que dans n'importe lequel des quarante-neuf autres Etats de l'Union (1).Depuis la transformation du territoire d'Alaska en Etat fédéré (1959), les Alaskiens possèdent collectivement 28 % du sol. Depuis 1971, et par l'intermédiaire d'entités (corporations) régionales et municipales ne leur reconnaissant pas encore le droit de disposer de leurs parts, les Esquimaux, les Indiens et les Aléoutes possèdent collectivement, eux aussi, 12 % des terres. Propriétaires du sous-sol, du gibier, de la faune et de la flore aquatiques, ces trois collectivités maîtrisent la plupart des ressources naturelles: le pétrole, exploité depuis 1977 (deuxième source de revenu), le bois (deuxième produit d'exportation), le zinc, l'argent et l'or, la zone économique exclusive des 200 miles marins avec ses immenses réserves de poisson (première source de revenu et d'exportation), de pétrole et de gaz.Tous secteurs confondus, les structures publiques sont, de très loin, le premier employeur. L'Etat fédéral fait vivre 12 % de la population (76 000 personnes, familles comprises), dans l'une ou l'autre de ses 22 bases militaires notamment. Pour sa part, l'Etat d'Alaska emploie un bon tiers de la population active: dans la seconde moitié des années 80, il appointait 750 employés non fédéraux pour 10 000 habitants, contre 496 dans le reste des Etats-Unis.Si la collectivité ne fixe pas le prix des marchandises et des services, elle contrôle indirectement une large part de leur production. L'Etat d'Alaska planifie la gestion des ressources naturelles avec un soin jaloux. Ses fonctionnaires ne se contentent pas de délivrer les concessions aux particuliers, ils fixent également les conditions de leur exploitation. Ne peut donc pêcher qui veut. Qui est autorisé à le faire ne peut jeter ses lignes ou ses filets où il le veut, quand il le veut, ni prendre le poisson qu'il veut. Même si chaque pêcheur est libre de capturer plus que ses collègues, les prélèvements globaux sont, en effet, limités. Ce qui vaut pour le poisson vaut pour les autres ressources, ainsi que pour la chasse, car de nombreuses espèces, dont les ours grizzlys, sont protégées.Essor des "corporations" indigènesAYANT reçu, en plus des terres, un capital de 1 milliard de dollars, les corporations indigènes ont bâti des groupes, parfois très prospères, produisant directement biens et services. Fleuron, s'il en est, de l'économie indigène, la Cook Inlet Region Incorporated détient un des plus beaux parcs immobiliers de l'Etat, une station radio et un réseau de télévision. Pour promouvoir leur production - de saumon sauvage notamment - sous des marques communes, les principales pêcheries, américaines ou japonaises, se sont regroupées dans un organisme faisant largement appel au financement fédéral et national, l'Alaskan Seafood Marketing Institute (ASMI).Alors que le néolibéralisme républicain régnait en maître à Washington, l'Alaska, pourtant depuis toujours dominé, par des républicains, consommait son mariage avec l'Etat-providence, doté, en 1990, d'un budget de 2,2 milliards de dollars. Plaçant 25 % de ses revenus pétroliers dans un fonds permanent chargé de préparer l'après-pétrole, l'Etat exonère ses administrés de l'impôt sur le revenu et dépense, pour chacun d'eux, trois fois plus que ne le font, en moyenne, les autres Etats (9 546 dollars contre 2 857 en 1988). En 1990, il consacrait 7 252 dollars à chaque élève, contre 4 890 dans le reste de l'Union. Il a mis en place un système de retraites, et, poussant la logique distributive jusqu'à son terme, restitue une part des royalties aux Alaskiens: en 1990, tout citoyen résidant en Alaska depuis plus de six mois reçut un chèque de 1 000 dollars. Pour peu que leurs corporations (régionale et municipale) réalisent des bénéfices, ceux qui peuvent se prévaloir d'un quart de sang indigène reçoivent d'elles une quote-part de royalties s'ajoutant à celle de l'Etat. Si, entre 1972 et 1992, les corporations n'ont, en moyenne, distribué que 1 700 dollars à tous leurs sociétaires, la Klukwan Inc. a reversé 35 000 dollars à chacun de ses 250 membres pour le seul exercice 1992!Jusqu'à présent, ces structures dopent l'économie plus qu'elles ne la brident. En permettant à la population de tirer le meilleur parti de ses ressources, elles lui assurent un poids économique disproportionné par rapport à son nombre, à sa densité et aux conditions climatiques. L'Alaska extrait plus de pétrole que le Texas (25 % de la production américaine et 30 % de ses réserves). Alors que la demande mondiale de produits de la mer croît plus vite que l'offre, Juneau, la capitale (27 000 habitants), contrôle une des réserves de poisson les plus riches du globe. Le fonds permanent chargé de préparer l'après-pétrole est devenu, au fil des années, une des plus importantes et des plus rentables puissances financières des Etats-Unis, avec des engagements de 7 milliards de dollars, auprès de l'Etat fédéral notamment.Malgré un nombre élevé d'économiquement faibles, parmi les autochtones surtout, le revenu par habitant se situe entre le 6e et le 8e rang pour les Etats-Unis, selon les estimations (1991: 21 932 dollars contre 19 082 dollars en moyenne pour l'ensemble de l'Union). Pendant de nombreuses années, et jusqu'en 1987, il était le premier. A en croire M. William C. Noll, le recul actuel est conjoncturel: "Notre économie est contre-cyclique. Nous tirons une trop grande part de nos revenus des matières premières que nous achètent les puissances économiques. Quand ça va bien pour elles, c'est que nos prix sont bas."L'Alaska paraît avoir réglé sa "question des nationalités". Descendants des colons du tsar, les russophones forment la "communauté des anciens croyants". Vivant hors du siècle, ils évoquent les Amish de Pennsylvanie. Le nombre de Noirs, d'Hispaniques et d'Asiatiques demeurant réduit (8,5 %), le problème des minorités non blanches se résume à celui des autochtones ( natives, 15,6 % de la population en 1990). Malgré un taux de natalité supérieur à la moyenne locale, leur part dans la population a sensiblement décru, du fait de l'immigration, et ils ne sont plus que 55 % à vivre dans l'arrière-pays. Même si les corporations sont critiquées pour leur manque d'efficacité, leur principe n'est pas remis en cause. En réclamant le transfert de leurs biens aux tribus, les défenseurs du mode de vie traditionnel admettent qu'elles ont permis aux autochtones d'acquérir un pouvoir réel. A l'inverse, en exigeant que le droit de disposer de ses parts et de ses parcelles (initialement prévu pour 1987) soit accordé à tout sociétaire sans autre délai, les partisans de la modernité sous-entendent que Washington en a trop fait pour le collectivisme tribal et pas assez pour les droits individuels, celui de propriété, en particulier, de l'indigène.Au Congrès de l'Etat, les représentants des différentes ethnies tombent cependant d'accord pour demander l'arrivée du "confort moderne" et des instituteurs dans le moindre village. Dans beaucoup d'endroits, l'eau courante a été installée. Avec l'électricité, la télévision est entrée dans les foyers. "Alors qu'il y a quelques années encore, ils attendaient tout de la nature, ils font aujourd'hui leurs achats sur catalogue", résume Mme Mary Gore, fonctionnaire dont le grand-père, magistrat itinérant, partait périodiquement en traîneau porter la justice de village en village. En envoyant un nombre croissant de leurs fils dans les meilleures universités, dont Harvard ou Princeton, les autochtones se donnent de nouvelles élites. Au nom de la coutume ou pour préserver leur mode de vie, ils renvendiquent la faculté de déroger aux lois communes, dans les domaines de la pêche et de la chasse spécialement. Et, comme nombre de Blancs portent un regard sentimental sur ces témoins de l'"alaskitude" originelle, le droit de commercialiser des objets fabriqués avec l'ivoire d'espèces normalement protégées (morses, phoques, cachalots) leur a été reconnu.Quoi que fassent les autochtones, leur drame n'en est pourtant qu'à ses débuts. Qu'ils refusent le rêve américain, et ils se transforment, au mieux, en fossiles de l'Histoire et, au pis, en pensionnés de l'Etat-providence. Qu'ils résistent simultanément aux sortilèges de la modernité et de la tradition, et c'est la marginalisation: formant le gros du bataillon des chômeurs et des alcooliques, ils sont sur-représentés dans les statistiques des délinquants et des suicidés. Qu'ils souscrivent au rêve américain, enfin, et ils se condamnent à laisser filer leur héritage culturel ou à le préserver au prix d'un périlleux dédoublement de personnalité. Ayant admis que, comme toute histoire, la leur est tragique, les indigènes sont pourtant les derniers à se plaindre de leur sort: "Même si notre liberté se résume à choisir le moyen par lequel nous disparaissons, au moins avons-nous cette liberté", déclare Fran, une grand-mère tlingit que son père avait confiée à une école publique pour qu'elle "apprenne autre chose que fabriquer des mocassins".Bien qu'éprouvant une défiance tenace envers les appareils et les hommes politiques, la population, en Alaska, suit davantage les affaires locales que dans le reste des Etats-Unis. Concentrée dans de petites villes où chacun se connaît, elle a le sentiment d'avoir prise sur son avenir. Malgré ses 223 000 habitants, Anchorage ne fait pas vraiment exception. Les Alaskiens les plus instruits se flattent de disposer d'une des meilleures Constitutions de l'Union: même si c'est sous la forme d'une déclaration de principe assez innocente, un de ses titres, en effet, porte sur "la santé, l'éducation, et les prestations sociales". Les Alaskiens faisant du socialisme sans le savoir, ce n'est pas à cause de lui mais en raison de l'absence de pollution et de stress qu'ils ont le sentiment de représenter "l'Amérique-sans-ses-mauvais-côtés". La force du modèle dominant est cependant telle qu'ils se présentent souvent comme "la mare où les petits poissons ont beau jeu de devenir grands".Ce complexe d'infériorité ne les empêche pas de nourrir une pointe de dédain à l'égard des "48 d'en dessous" ("the lower 48"), c'est-à-dire les autres Etats fédérés continentaux (Hawaii est bien loin...). Avec le Texas, l'Alaska est l'Etat dont les citoyens arborent le plus volontiers le drapeau, à côté ou au-dessous de la bannière étoilée. Le sentiment de former un monde à part tourne d'ailleurs à l'isolationnisme. Si le pays ne rejette pas les nouveaux venus, il ne fait rien pour les attirer. Faute de majorité municipale pour prendre la décision, on ne peut accéder à Juneau que par bateau, avion ou hydravion. Pas par la route. Personne ne remet vraiment en cause ce "socialisme à visage capitaliste" ou ce "capitalisme à visage socialiste". Personne, et surtout pas M. Walter J. Hickel, gouverneur de l'Etat. Pour avoir critiqué l'opiniâtreté de M. Richard Nixon au Vietnam, ainsi que sa surdité aux thèses écologiques, il fut contraint de démissionner du poste de secrétaire à l'intérieur. Tout homme d'affaires qu'il soit, il se fait le champion de l' "Etat propriétaire" (owner-State), admire le "modèle suédois" et défend l'idée selon laquelle une certaine dose d'initiative collective sied aux économies arctiques, où froid et absence de population rendent difficile toute autre forme de mise en valeur. Et pourtant l'Alaska est sans doute l'un des Etats de l'Union qui apportent le plus de suffrages aux républicains: 62 % à M. Reagan en 1980 et 67 % en 1984; 60 % à M. Bush en 1988 et 41 % en 1992, contre seulement 32 % à M. Clinton et 28 % à M. Perot.Si désireux qu'ils soient de rester entre eux, les Alaskiens sont aujourd'hui rattrapés par l'histoire. Avec la montée en puissance du bassin du Pacifique, leur Etat a façade sur l'océan autour duquel se recentre le monde. Sur le chemin qui mène de l'Europe et des Etats-Unis au Japon et vice versa, et malgré l'essor des vols directs ou faisant étape à Moscou, Anchorage accueille encore, en escale, plusieurs millions de passagers acheteurs de produits totalement détaxés par la municipalité. Comprenant que l'Alaska se situe au centre de l'hémisphère nord, les sociétés de transport express (DHL, Federal Express, UPIS) et de vente par catalogue ont installé des entrepôts et des services de distribution près de l'aéroport. Tandis que les Russes viennent dépenser les roubles qu'on leur achète pour les revendre aux Américains partant en Sibérie, la libéralisation de l'ex-URSS a entraîné un accroissement du trafic aérien sans doute prometteur. Pour relier l'Europe au Pacifique nord, ne songe-t-on pas aussi à ouvrir une route maritime polaire, avec l'aide des brise-glace russes?La libéralisation du voisin russe offre à Juneau la chance inespérée de devenir un acteur international autonome. Dans la compétition que le Japon et les Etats-Unis se livreront pour mettre en valeur la Sibérie, les Alaskiens pourront se prévaloir, pour leur compte ou celui des "48 d'en dessous", de leurs réussites en terre arctique et des rapports culturels qu'ils s'emploient à tisser à travers le détroit de Bering - par populations indigènes et russophones interposées, notamment, - car les Etats de la zone arctique multiplient les coopérations et cherchent à défendre leurs intérêts communs (2). Pour en faire un centre scientifique, culturel et politique, sur le modèle de Genève, l'Alaska a obtenu, pour Anchorage, le secrétariat et siège du Forum septentrional (Northern Forum) fondé le 8 novembre 1991 et réunissant Canada, Norvège, Suède, Danemark, Finlande, Alaska, Groenland et des régions du Japon, de Corée et de Chine.Un futur "dragon" du Pacifique?LE développement du Pacifique nord ouvre à l'Alaska des horizons économiques nouveaux. A travers diverses organisations, telle la Pacific Northwest Economic Region, il s'est joint à quatre Etats américains (Idaho, Montana, Oregon, Washington) et à deux provinces canadiennes (Alberta et Colombie-Britannique) pour constituer, dans la perspective de l'Association de libre-échange nord-américain (ALENA), un pôle de regroupement et de croissance autonome. Le développement de l'Asie aidant, les deux tiers des exportations alaskiennes partent pour le Japon (poisson, bois, gaz naturel liquide). La Corée, où les ventes se sont multipliées par trois entre 1986 et 1990, forme le second débouché (11 %), juste devant Taïwan (3 %). La découverte de plusieurs gisements de pétrole en 1992 (dont celui de Kuvlum, sur la côte arctique, estimé à 1 milliard de barils) devrait permettre au pays de relancer ses activités extractives, menacées par la lente mais régulière extinction des puits de Bay-Prudoe. Quand les accords seront conclus, Juneau tirera profit de l'oléoduc appelé à traverser son territoire pour acheminer, jusqu'à ses terminaux portuaires, le gaz du Grand Nord canadien destiné à l'Asie.Depuis quelques années déjà, les capitaux nippons et coréens stimulent l'économie du pays. Exclus de la zone exclusive des 200 miles, les Japonais ont dû, pour y revenir, racheter des sociétés de pêche locales qu'ils s'emploient à moderniser. Ils ont investi quelque 100 millions de dollars dans le bois, à Sitka. Ils s'attaquent désormais à faire sauter le goulet d'étranglement de l'activité touristique, deuxième source d'emploi du pays avec 19 000 personnes. Pour accroître le parc hôtelier, sous-exploité pendant l'hiver, le groupe japonais Sebu a racheté des terres où les clients de ses 300 prochaines chambres pourront skier. Au terme d'un augmentation annuelle de 10 %, les 800 000 personnes qui ont visité l'Alaska en 1990 lui ont rapporté plus de 1 milliard de dollars.Mais ce sont aussi les industries de transformation que l'administration tente de développer. Dans l'agroalimentaire, où les Alaskiens peuvent aisément exploiter l'image de marque du pays, des producteurs de miel d'Alaska, de tisane d'Alaska, de vodka d'Alaska sont apparus, qui vendent au touriste en attendant d'exporter. Fidèle à sa réputation de visionnaire, M. Walter J. Hickel forme le projet d'approvisionner en eau la côte sud-ouest des Etats-Unis par des canalisations longues de 4 000 kilomètres.Rien ne prouve pourtant que l'Alaska ira très loin dans cette voie. Washington, qui cherche à préserver les ressources naturelles de l'Union, ne les laissera pas facilement utiliser et encore moins exporter. Et, alors que le naufrage de l' Exxon-Valdez, en 1989, reste dans les mémoires, les Alaskiens ne souhaitent pas non plus forcément se transformer en énième "dragon" du Pacifique. Préservés de la vague néolibérale, ils ne sont pas vraiment prêts à sacrifier leur confort social sur l'autel du développement, ainsi que le gouverneur Hickel les y invite.Alors que le prix de l'or noir s'est stabilisé à la baisse, l'Alaska exporte moins facilement son "or rose", le saumon sauvage (37 % de la valeur des produits de la mer), depuis que le saumon d'élevage norvégien, écossais ou irlandais le concurrence. Après la fin de la confrontation Est-Ouest, et bien que le démantèlement des bases américaines d'Asie et d'Europe valorise sa position stratégique, l'Etat risque de perdre demain plus de détachements terrestres qu'il n'en gagne aujourd'hui d'aériens. Quand on sait que l'armée fédérale dépense en Alaska près de 1,5 milliard de dollars par an (12 % du revenu national), on comprend que les autorités redoutent la fermeture de Fort Richardson (4 400 militaires et leurs familles).A condition de réfréner leurs tendances malthusiennes, les Alaskiens pourraient quand même surmonter ces obstacles. Pour éviter d'accorder de coûteuses compensations au départ des militaires, Washington devra peut-être concéder à Juneau la maîtrise des ressources locales depuis longtemps réclamée. Comme il ne saurait être question, pour les Alaskiens, de renoncer à l'Etat, ce que ce dernier perdra côté providence, il pourrait le gagner côté propriétaire, assurant ainsi la survie de ce "socialisme" arctique.Notes:(1) A titre de dédommagement pour toutes les terres protégées par le gouvernement fédéral (et donc impropres à l'exploitation), le gouverneur de l'Alaska vient de réclamer à Washington la coquette somme de 29 milliards de dollars.(2) Lire Ignacio Ramonet, "Un espoir pour les autochtones de Sibérie", le Monde diplomatique, juillet 1993.


UN ÉTAT OÙ LA COLLECTIVITÉPOSSÈDE LA QUASI-TOTALITÉ DES MOYENS Artigo de Jean Airut no Monde Diplomatique de Agosto de 1993 LABORATOIRE méconnu d'un curieux "socialisme", l'Alaska, quarante-neuvième Etat des Etats-Unis, se veut le contre-rêve américain. En raison de la montée en puissance du Pacifique, de la récente libéralisation du voisin russo-sibérien et de la volonté d'organisation du monde arctique, l'Alaska pourrait bien être promis à de hautes destinées économiques et politiques. A condition que ses habitants, et Washington, le veuillent.S'il ne reste qu'un Etat "socialiste" (après Cuba) dans les Amériques, l'Alaska pourrait bien être celui-là. Le quarante-neuvième, avant Hawaii, le plus septentrional et le plus vaste des Etats de l'Union est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, bien plus proche du modèle de société imaginé par les pères fondateurs du mouvement ouvrier que ne l'ont jamais été les ex-pays communistes. Son secrétaire au commerce international et au développement, M. William C. Noll, n'en disconvient pas: "Il n'est pas toujours vrai que les Etats-Unis d'Amérique soient le pays de la libre entreprise."Depuis longtemps mythes littéraires et depuis peu sujets écologiques, les grands espaces chers à l'écrivain Jack London sont aussi une curiosité sociologique. Comme l'Etat alaskien intervient là où les Etats libéraux eux-mêmes mettent le nez (agriculture, pêche, ressources minières), son rôle passe inaperçu. Si son action suffit à imprimer un caractère de type socialiste à l'ensemble, c'est que le secteur des matières premières régit ici l'essentiel, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays développés.Pour bien prendre la mesure de l'Alaska, il faut se transporter à Kodiak, Anchorage, Juneau (la capitale) ou Sitka, bâties sur l'arc maritime sud du pays - à la latitude d'Oslo, Helsinki ou Stockholm, - s'enfoncer dans le fabuleux arrière-pays éternellement vaste, vierge et hostile malgré les splendeurs de l'été subarctique.Ces immenses espaces, couverts de neige huit ou neuf mois sur douze, sont le territoire des animaux sauvages, notamment cerfs, daims, porcs-épics, caribous, oies de neige, aigles, renards, ours noirs, ours bruns. Ces ours bruns, ou grizzlys, figures mythiques de toute la littérature du Grand Nord et dont - même armé - il vaut mieux éviter de croiser le chemin (voir encadré page 23). La flore est aussi d'une surprenante beauté, et d'une exceptionnelle richesse, avec cent trente-trois espèces d'arbres et arbustes, dont trente-trois sont des saules. Un véritable trésor que le saule: les Esquimaux tiraient de ses fibres de quoi fabriquer filets, cordes, colliers de chien, arcs, pièges pour petit gibier; ses feuilles, pousses et bourgeons sont comestibles, et l'intérieur de l'écorce dégage du sucre une fois mâché.Que cette terre, si belle et si variée, se couvre de neige, comme au nord, ou demeure fauve, comme au sud, elle est le "moyen de production" le mieux collectivisé qui soit. Elle est, en effet, possédée à 99,5 % par l'une ou l'autre des collectivités organisant la vie des Alaskiens - contre 25 % dans l'ancienne Pologne socialiste. Pour avoir acheté l'Alaska à la Russie tsariste en 1867, l'Etat fédéral détient plus de terres ici (59 %) que dans n'importe lequel des quarante-neuf autres Etats de l'Union (1).Depuis la transformation du territoire d'Alaska en Etat fédéré (1959), les Alaskiens possèdent collectivement 28 % du sol. Depuis 1971, et par l'intermédiaire d'entités (corporations) régionales et municipales ne leur reconnaissant pas encore le droit de disposer de leurs parts, les Esquimaux, les Indiens et les Aléoutes possèdent collectivement, eux aussi, 12 % des terres. Propriétaires du sous-sol, du gibier, de la faune et de la flore aquatiques, ces trois collectivités maîtrisent la plupart des ressources naturelles: le pétrole, exploité depuis 1977 (deuxième source de revenu), le bois (deuxième produit d'exportation), le zinc, l'argent et l'or, la zone économique exclusive des 200 miles marins avec ses immenses réserves de poisson (première source de revenu et d'exportation), de pétrole et de gaz.Tous secteurs confondus, les structures publiques sont, de très loin, le premier employeur. L'Etat fédéral fait vivre 12 % de la population (76 000 personnes, familles comprises), dans l'une ou l'autre de ses 22 bases militaires notamment. Pour sa part, l'Etat d'Alaska emploie un bon tiers de la population active: dans la seconde moitié des années 80, il appointait 750 employés non fédéraux pour 10 000 habitants, contre 496 dans le reste des Etats-Unis.Si la collectivité ne fixe pas le prix des marchandises et des services, elle contrôle indirectement une large part de leur production. L'Etat d'Alaska planifie la gestion des ressources naturelles avec un soin jaloux. Ses fonctionnaires ne se contentent pas de délivrer les concessions aux particuliers, ils fixent également les conditions de leur exploitation. Ne peut donc pêcher qui veut. Qui est autorisé à le faire ne peut jeter ses lignes ou ses filets où il le veut, quand il le veut, ni prendre le poisson qu'il veut. Même si chaque pêcheur est libre de capturer plus que ses collègues, les prélèvements globaux sont, en effet, limités. Ce qui vaut pour le poisson vaut pour les autres ressources, ainsi que pour la chasse, car de nombreuses espèces, dont les ours grizzlys, sont protégées.Essor des "corporations" indigènesAYANT reçu, en plus des terres, un capital de 1 milliard de dollars, les corporations indigènes ont bâti des groupes, parfois très prospères, produisant directement biens et services. Fleuron, s'il en est, de l'économie indigène, la Cook Inlet Region Incorporated détient un des plus beaux parcs immobiliers de l'Etat, une station radio et un réseau de télévision. Pour promouvoir leur production - de saumon sauvage notamment - sous des marques communes, les principales pêcheries, américaines ou japonaises, se sont regroupées dans un organisme faisant largement appel au financement fédéral et national, l'Alaskan Seafood Marketing Institute (ASMI).Alors que le néolibéralisme républicain régnait en maître à Washington, l'Alaska, pourtant depuis toujours dominé, par des républicains, consommait son mariage avec l'Etat-providence, doté, en 1990, d'un budget de 2,2 milliards de dollars. Plaçant 25 % de ses revenus pétroliers dans un fonds permanent chargé de préparer l'après-pétrole, l'Etat exonère ses administrés de l'impôt sur le revenu et dépense, pour chacun d'eux, trois fois plus que ne le font, en moyenne, les autres Etats (9 546 dollars contre 2 857 en 1988). En 1990, il consacrait 7 252 dollars à chaque élève, contre 4 890 dans le reste de l'Union. Il a mis en place un système de retraites, et, poussant la logique distributive jusqu'à son terme, restitue une part des royalties aux Alaskiens: en 1990, tout citoyen résidant en Alaska depuis plus de six mois reçut un chèque de 1 000 dollars. Pour peu que leurs corporations (régionale et municipale) réalisent des bénéfices, ceux qui peuvent se prévaloir d'un quart de sang indigène reçoivent d'elles une quote-part de royalties s'ajoutant à celle de l'Etat. Si, entre 1972 et 1992, les corporations n'ont, en moyenne, distribué que 1 700 dollars à tous leurs sociétaires, la Klukwan Inc. a reversé 35 000 dollars à chacun de ses 250 membres pour le seul exercice 1992!Jusqu'à présent, ces structures dopent l'économie plus qu'elles ne la brident. En permettant à la population de tirer le meilleur parti de ses ressources, elles lui assurent un poids économique disproportionné par rapport à son nombre, à sa densité et aux conditions climatiques. L'Alaska extrait plus de pétrole que le Texas (25 % de la production américaine et 30 % de ses réserves). Alors que la demande mondiale de produits de la mer croît plus vite que l'offre, Juneau, la capitale (27 000 habitants), contrôle une des réserves de poisson les plus riches du globe. Le fonds permanent chargé de préparer l'après-pétrole est devenu, au fil des années, une des plus importantes et des plus rentables puissances financières des Etats-Unis, avec des engagements de 7 milliards de dollars, auprès de l'Etat fédéral notamment.Malgré un nombre élevé d'économiquement faibles, parmi les autochtones surtout, le revenu par habitant se situe entre le 6e et le 8e rang pour les Etats-Unis, selon les estimations (1991: 21 932 dollars contre 19 082 dollars en moyenne pour l'ensemble de l'Union). Pendant de nombreuses années, et jusqu'en 1987, il était le premier. A en croire M. William C. Noll, le recul actuel est conjoncturel: "Notre économie est contre-cyclique. Nous tirons une trop grande part de nos revenus des matières premières que nous achètent les puissances économiques. Quand ça va bien pour elles, c'est que nos prix sont bas."L'Alaska paraît avoir réglé sa "question des nationalités". Descendants des colons du tsar, les russophones forment la "communauté des anciens croyants". Vivant hors du siècle, ils évoquent les Amish de Pennsylvanie. Le nombre de Noirs, d'Hispaniques et d'Asiatiques demeurant réduit (8,5 %), le problème des minorités non blanches se résume à celui des autochtones ( natives, 15,6 % de la population en 1990). Malgré un taux de natalité supérieur à la moyenne locale, leur part dans la population a sensiblement décru, du fait de l'immigration, et ils ne sont plus que 55 % à vivre dans l'arrière-pays. Même si les corporations sont critiquées pour leur manque d'efficacité, leur principe n'est pas remis en cause. En réclamant le transfert de leurs biens aux tribus, les défenseurs du mode de vie traditionnel admettent qu'elles ont permis aux autochtones d'acquérir un pouvoir réel. A l'inverse, en exigeant que le droit de disposer de ses parts et de ses parcelles (initialement prévu pour 1987) soit accordé à tout sociétaire sans autre délai, les partisans de la modernité sous-entendent que Washington en a trop fait pour le collectivisme tribal et pas assez pour les droits individuels, celui de propriété, en particulier, de l'indigène.Au Congrès de l'Etat, les représentants des différentes ethnies tombent cependant d'accord pour demander l'arrivée du "confort moderne" et des instituteurs dans le moindre village. Dans beaucoup d'endroits, l'eau courante a été installée. Avec l'électricité, la télévision est entrée dans les foyers. "Alors qu'il y a quelques années encore, ils attendaient tout de la nature, ils font aujourd'hui leurs achats sur catalogue", résume Mme Mary Gore, fonctionnaire dont le grand-père, magistrat itinérant, partait périodiquement en traîneau porter la justice de village en village. En envoyant un nombre croissant de leurs fils dans les meilleures universités, dont Harvard ou Princeton, les autochtones se donnent de nouvelles élites. Au nom de la coutume ou pour préserver leur mode de vie, ils renvendiquent la faculté de déroger aux lois communes, dans les domaines de la pêche et de la chasse spécialement. Et, comme nombre de Blancs portent un regard sentimental sur ces témoins de l'"alaskitude" originelle, le droit de commercialiser des objets fabriqués avec l'ivoire d'espèces normalement protégées (morses, phoques, cachalots) leur a été reconnu.Quoi que fassent les autochtones, leur drame n'en est pourtant qu'à ses débuts. Qu'ils refusent le rêve américain, et ils se transforment, au mieux, en fossiles de l'Histoire et, au pis, en pensionnés de l'Etat-providence. Qu'ils résistent simultanément aux sortilèges de la modernité et de la tradition, et c'est la marginalisation: formant le gros du bataillon des chômeurs et des alcooliques, ils sont sur-représentés dans les statistiques des délinquants et des suicidés. Qu'ils souscrivent au rêve américain, enfin, et ils se condamnent à laisser filer leur héritage culturel ou à le préserver au prix d'un périlleux dédoublement de personnalité. Ayant admis que, comme toute histoire, la leur est tragique, les indigènes sont pourtant les derniers à se plaindre de leur sort: "Même si notre liberté se résume à choisir le moyen par lequel nous disparaissons, au moins avons-nous cette liberté", déclare Fran, une grand-mère tlingit que son père avait confiée à une école publique pour qu'elle "apprenne autre chose que fabriquer des mocassins".Bien qu'éprouvant une défiance tenace envers les appareils et les hommes politiques, la population, en Alaska, suit davantage les affaires locales que dans le reste des Etats-Unis. Concentrée dans de petites villes où chacun se connaît, elle a le sentiment d'avoir prise sur son avenir. Malgré ses 223 000 habitants, Anchorage ne fait pas vraiment exception. Les Alaskiens les plus instruits se flattent de disposer d'une des meilleures Constitutions de l'Union: même si c'est sous la forme d'une déclaration de principe assez innocente, un de ses titres, en effet, porte sur "la santé, l'éducation, et les prestations sociales". Les Alaskiens faisant du socialisme sans le savoir, ce n'est pas à cause de lui mais en raison de l'absence de pollution et de stress qu'ils ont le sentiment de représenter "l'Amérique-sans-ses-mauvais-côtés". La force du modèle dominant est cependant telle qu'ils se présentent souvent comme "la mare où les petits poissons ont beau jeu de devenir grands".Ce complexe d'infériorité ne les empêche pas de nourrir une pointe de dédain à l'égard des "48 d'en dessous" ("the lower 48"), c'est-à-dire les autres Etats fédérés continentaux (Hawaii est bien loin...). Avec le Texas, l'Alaska est l'Etat dont les citoyens arborent le plus volontiers le drapeau, à côté ou au-dessous de la bannière étoilée. Le sentiment de former un monde à part tourne d'ailleurs à l'isolationnisme. Si le pays ne rejette pas les nouveaux venus, il ne fait rien pour les attirer. Faute de majorité municipale pour prendre la décision, on ne peut accéder à Juneau que par bateau, avion ou hydravion. Pas par la route. Personne ne remet vraiment en cause ce "socialisme à visage capitaliste" ou ce "capitalisme à visage socialiste". Personne, et surtout pas M. Walter J. Hickel, gouverneur de l'Etat. Pour avoir critiqué l'opiniâtreté de M. Richard Nixon au Vietnam, ainsi que sa surdité aux thèses écologiques, il fut contraint de démissionner du poste de secrétaire à l'intérieur. Tout homme d'affaires qu'il soit, il se fait le champion de l' "Etat propriétaire" (owner-State), admire le "modèle suédois" et défend l'idée selon laquelle une certaine dose d'initiative collective sied aux économies arctiques, où froid et absence de population rendent difficile toute autre forme de mise en valeur. Et pourtant l'Alaska est sans doute l'un des Etats de l'Union qui apportent le plus de suffrages aux républicains: 62 % à M. Reagan en 1980 et 67 % en 1984; 60 % à M. Bush en 1988 et 41 % en 1992, contre seulement 32 % à M. Clinton et 28 % à M. Perot.Si désireux qu'ils soient de rester entre eux, les Alaskiens sont aujourd'hui rattrapés par l'histoire. Avec la montée en puissance du bassin du Pacifique, leur Etat a façade sur l'océan autour duquel se recentre le monde. Sur le chemin qui mène de l'Europe et des Etats-Unis au Japon et vice versa, et malgré l'essor des vols directs ou faisant étape à Moscou, Anchorage accueille encore, en escale, plusieurs millions de passagers acheteurs de produits totalement détaxés par la municipalité. Comprenant que l'Alaska se situe au centre de l'hémisphère nord, les sociétés de transport express (DHL, Federal Express, UPIS) et de vente par catalogue ont installé des entrepôts et des services de distribution près de l'aéroport. Tandis que les Russes viennent dépenser les roubles qu'on leur achète pour les revendre aux Américains partant en Sibérie, la libéralisation de l'ex-URSS a entraîné un accroissement du trafic aérien sans doute prometteur. Pour relier l'Europe au Pacifique nord, ne songe-t-on pas aussi à ouvrir une route maritime polaire, avec l'aide des brise-glace russes?La libéralisation du voisin russe offre à Juneau la chance inespérée de devenir un acteur international autonome. Dans la compétition que le Japon et les Etats-Unis se livreront pour mettre en valeur la Sibérie, les Alaskiens pourront se prévaloir, pour leur compte ou celui des "48 d'en dessous", de leurs réussites en terre arctique et des rapports culturels qu'ils s'emploient à tisser à travers le détroit de Bering - par populations indigènes et russophones interposées, notamment, - car les Etats de la zone arctique multiplient les coopérations et cherchent à défendre leurs intérêts communs (2). Pour en faire un centre scientifique, culturel et politique, sur le modèle de Genève, l'Alaska a obtenu, pour Anchorage, le secrétariat et siège du Forum septentrional (Northern Forum) fondé le 8 novembre 1991 et réunissant Canada, Norvège, Suède, Danemark, Finlande, Alaska, Groenland et des régions du Japon, de Corée et de Chine.Un futur "dragon" du Pacifique?LE développement du Pacifique nord ouvre à l'Alaska des horizons économiques nouveaux. A travers diverses organisations, telle la Pacific Northwest Economic Region, il s'est joint à quatre Etats américains (Idaho, Montana, Oregon, Washington) et à deux provinces canadiennes (Alberta et Colombie-Britannique) pour constituer, dans la perspective de l'Association de libre-échange nord-américain (ALENA), un pôle de regroupement et de croissance autonome. Le développement de l'Asie aidant, les deux tiers des exportations alaskiennes partent pour le Japon (poisson, bois, gaz naturel liquide). La Corée, où les ventes se sont multipliées par trois entre 1986 et 1990, forme le second débouché (11 %), juste devant Taïwan (3 %). La découverte de plusieurs gisements de pétrole en 1992 (dont celui de Kuvlum, sur la côte arctique, estimé à 1 milliard de barils) devrait permettre au pays de relancer ses activités extractives, menacées par la lente mais régulière extinction des puits de Bay-Prudoe. Quand les accords seront conclus, Juneau tirera profit de l'oléoduc appelé à traverser son territoire pour acheminer, jusqu'à ses terminaux portuaires, le gaz du Grand Nord canadien destiné à l'Asie.Depuis quelques années déjà, les capitaux nippons et coréens stimulent l'économie du pays. Exclus de la zone exclusive des 200 miles, les Japonais ont dû, pour y revenir, racheter des sociétés de pêche locales qu'ils s'emploient à moderniser. Ils ont investi quelque 100 millions de dollars dans le bois, à Sitka. Ils s'attaquent désormais à faire sauter le goulet d'étranglement de l'activité touristique, deuxième source d'emploi du pays avec 19 000 personnes. Pour accroître le parc hôtelier, sous-exploité pendant l'hiver, le groupe japonais Sebu a racheté des terres où les clients de ses 300 prochaines chambres pourront skier. Au terme d'un augmentation annuelle de 10 %, les 800 000 personnes qui ont visité l'Alaska en 1990 lui ont rapporté plus de 1 milliard de dollars.Mais ce sont aussi les industries de transformation que l'administration tente de développer. Dans l'agroalimentaire, où les Alaskiens peuvent aisément exploiter l'image de marque du pays, des producteurs de miel d'Alaska, de tisane d'Alaska, de vodka d'Alaska sont apparus, qui vendent au touriste en attendant d'exporter. Fidèle à sa réputation de visionnaire, M. Walter J. Hickel forme le projet d'approvisionner en eau la côte sud-ouest des Etats-Unis par des canalisations longues de 4 000 kilomètres.Rien ne prouve pourtant que l'Alaska ira très loin dans cette voie. Washington, qui cherche à préserver les ressources naturelles de l'Union, ne les laissera pas facilement utiliser et encore moins exporter. Et, alors que le naufrage de l' Exxon-Valdez, en 1989, reste dans les mémoires, les Alaskiens ne souhaitent pas non plus forcément se transformer en énième "dragon" du Pacifique. Préservés de la vague néolibérale, ils ne sont pas vraiment prêts à sacrifier leur confort social sur l'autel du développement, ainsi que le gouverneur Hickel les y invite.Alors que le prix de l'or noir s'est stabilisé à la baisse, l'Alaska exporte moins facilement son "or rose", le saumon sauvage (37 % de la valeur des produits de la mer), depuis que le saumon d'élevage norvégien, écossais ou irlandais le concurrence. Après la fin de la confrontation Est-Ouest, et bien que le démantèlement des bases américaines d'Asie et d'Europe valorise sa position stratégique, l'Etat risque de perdre demain plus de détachements terrestres qu'il n'en gagne aujourd'hui d'aériens. Quand on sait que l'armée fédérale dépense en Alaska près de 1,5 milliard de dollars par an (12 % du revenu national), on comprend que les autorités redoutent la fermeture de Fort Richardson (4 400 militaires et leurs familles).A condition de réfréner leurs tendances malthusiennes, les Alaskiens pourraient quand même surmonter ces obstacles. Pour éviter d'accorder de coûteuses compensations au départ des militaires, Washington devra peut-être concéder à Juneau la maîtrise des ressources locales depuis longtemps réclamée. Comme il ne saurait être question, pour les Alaskiens, de renoncer à l'Etat, ce que ce dernier perdra côté providence, il pourrait le gagner côté propriétaire, assurant ainsi la survie de ce "socialisme" arctique.Notes:(1) A titre de dédommagement pour toutes les terres protégées par le gouvernement fédéral (et donc impropres à l'exploitation), le gouverneur de l'Alaska vient de réclamer à Washington la coquette somme de 29 milliards de dollars.(2) Lire Ignacio Ramonet, "Un espoir pour les autochtones de Sibérie", le Monde diplomatique, juillet 1993.

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