Feuilles d'automne: Le temps et le silence

11-12-2019
marcar artigo

[...]
En effet, le consensus déploie ses tentacules un peu
partout, et pas seulement dans les mass media, révélateur de la
démagogie
ambiante, de la préséance du tout victimaire, et d’une infantilisation
généralisée. Il ne faut froisser personne, nous sommes tous des
victimes, nous
n’avons pas atteint notre majorité. On a peur, c’est la panique. Cette
logique
infecte le champ culturel et, ce faisant, neutralise la pensée, la
littérature,
l’art. On demande des « produits » neutres,
inoffensifs, voire
insipides, si possible divertissants, oubliant au passage qu’en
cherchant à ne
surtout pas déplaire au plus grand nombre, on court le risque de ne
plaire à
personne. On cherche à publier des livres pour les gens qui ne lisent
pas (pour
reprendre le terme employé par certains professionnels). Les
commissaires
d’exposition en viennent à s’autoproclamer « Présumés
innocents »
(sans succès), les écrivains sont sommés d’expliquer que le mot chien
ne mord
pas, les éditeurs passent leur vie à se justifier de publier des livres
« difficiles » ou
« intellectuels », mot qui semble devenu
un juron pour ceux qui voudraient, à les en croire, lire des livres
manuels.

Tous les maillons humains de la chaîne du livre (ne
devrait-on pas plutôt parler ici des entraves du livre ?) qui
se dérobent
devant l’inédit, la surprise, le scandale d’un livre sous prétexte
qu’il fait
violence à leur pensée, ne font que consacrer cette tarte à la crème
qu’ils
sont les premiers à dénoncer, le « politiquement
correct ». Que
penser du fait que certains éditeurs, représentants, libraires,
journalistes
majeurs, vaccinés, certes pas consentants mais censément éclairés (ou
professionnellement tenus de l’être) déclarent ne pas « être
prêts pour
lire ce livre » (on comprendra que cette citation ainsi que
celles qui
suivent, retranscrit des propos qui m’ont été adressés directement au
sujet des
livres que je publie. Qu’ils hésitent à publier, diffuser, parler d’un
livre de
peur d’agresser l’être sans défense auquel il pourrait sauvagement
s ‘attaquer. Soit parce qu’eux-mêmes sont « heurtés » et qu’ils projettent
leur désarroi sur les lecteurs
auxquels le livre s’adresse. Soit pour les plus bienveillants qui
s’estiment
pour leur part capables d’apprécier le livre, parce qu’ils s’arrogent,
en
pensant à leur place, le droit de protéger les autres. Ce processus
d’infantilisation intellectuelle et morale, ce principe de précaution
appliqué
à soi-même et aux autres dévoile les travers dorloteurs d’une société
en proie
à une panique morale. Mais pire que ça, les mécanismes de défense
passent à
l’attaque : cette forme de neutralisation est une nouvelle
expression de
la censure.

Avant c’était le ministère de l’Intérieur qui se chargeait
de protéger les faibles d’esprit (les enfants et les femmes) dont les
bonnes
mœurs risquaient d’être outragées par des lectures impures, ou qui
cherchaient
à éviter que le lecteur, telle une éponge, reproduise en bon chien de
Pavlov ce
qu’il venait de lire. Désormais, la censure est autogérée. Il n’y a
plus de
livres interdits (paraît-il), mais des relais d’interdiction un peu
partout. On
ne brûle plus les livres que par le silence et la passivité.

Pourtant, personne dans les « milieux de la
culture » ne se dit favorable à la censure, non, à l’ère
humaniste de la
libéralité, tout le monde défend plutôt la liberté d’expression, car,
on le
sait, tout le monde est progressiste. Mais là encore, ceux-là même qui
soutiennent la liberté d’expression ne sont pas les premiers à la
défendre en
actes. D’ailleurs lorsque le sujet est abordé, nombreux sont ceux qui
s’empressent
d’ajouter qu’il y a des limites. La liberté d’expression, par
définition, se
réalise dans un excès qui lui est
propre, c’est dans cette absence de limites que s’exprime la pensée, et
c’est
elle que l’on veut en permanence rogner, escamoter, en lui fixant des
règles
(et des exceptions), ou en la garrottant en un idéal abstrait [...]

Laurence Viallet : Le sens du poil
-  in : Revue Lignes n° 20, mai 2006
(L. Viallet est éditrice)

[...]
En effet, le consensus déploie ses tentacules un peu
partout, et pas seulement dans les mass media, révélateur de la
démagogie
ambiante, de la préséance du tout victimaire, et d’une infantilisation
généralisée. Il ne faut froisser personne, nous sommes tous des
victimes, nous
n’avons pas atteint notre majorité. On a peur, c’est la panique. Cette
logique
infecte le champ culturel et, ce faisant, neutralise la pensée, la
littérature,
l’art. On demande des « produits » neutres,
inoffensifs, voire
insipides, si possible divertissants, oubliant au passage qu’en
cherchant à ne
surtout pas déplaire au plus grand nombre, on court le risque de ne
plaire à
personne. On cherche à publier des livres pour les gens qui ne lisent
pas (pour
reprendre le terme employé par certains professionnels). Les
commissaires
d’exposition en viennent à s’autoproclamer « Présumés
innocents »
(sans succès), les écrivains sont sommés d’expliquer que le mot chien
ne mord
pas, les éditeurs passent leur vie à se justifier de publier des livres
« difficiles » ou
« intellectuels », mot qui semble devenu
un juron pour ceux qui voudraient, à les en croire, lire des livres
manuels.

Tous les maillons humains de la chaîne du livre (ne
devrait-on pas plutôt parler ici des entraves du livre ?) qui
se dérobent
devant l’inédit, la surprise, le scandale d’un livre sous prétexte
qu’il fait
violence à leur pensée, ne font que consacrer cette tarte à la crème
qu’ils
sont les premiers à dénoncer, le « politiquement
correct ». Que
penser du fait que certains éditeurs, représentants, libraires,
journalistes
majeurs, vaccinés, certes pas consentants mais censément éclairés (ou
professionnellement tenus de l’être) déclarent ne pas « être
prêts pour
lire ce livre » (on comprendra que cette citation ainsi que
celles qui
suivent, retranscrit des propos qui m’ont été adressés directement au
sujet des
livres que je publie. Qu’ils hésitent à publier, diffuser, parler d’un
livre de
peur d’agresser l’être sans défense auquel il pourrait sauvagement
s ‘attaquer. Soit parce qu’eux-mêmes sont « heurtés » et qu’ils projettent
leur désarroi sur les lecteurs
auxquels le livre s’adresse. Soit pour les plus bienveillants qui
s’estiment
pour leur part capables d’apprécier le livre, parce qu’ils s’arrogent,
en
pensant à leur place, le droit de protéger les autres. Ce processus
d’infantilisation intellectuelle et morale, ce principe de précaution
appliqué
à soi-même et aux autres dévoile les travers dorloteurs d’une société
en proie
à une panique morale. Mais pire que ça, les mécanismes de défense
passent à
l’attaque : cette forme de neutralisation est une nouvelle
expression de
la censure.

Avant c’était le ministère de l’Intérieur qui se chargeait
de protéger les faibles d’esprit (les enfants et les femmes) dont les
bonnes
mœurs risquaient d’être outragées par des lectures impures, ou qui
cherchaient
à éviter que le lecteur, telle une éponge, reproduise en bon chien de
Pavlov ce
qu’il venait de lire. Désormais, la censure est autogérée. Il n’y a
plus de
livres interdits (paraît-il), mais des relais d’interdiction un peu
partout. On
ne brûle plus les livres que par le silence et la passivité.

Pourtant, personne dans les « milieux de la
culture » ne se dit favorable à la censure, non, à l’ère
humaniste de la
libéralité, tout le monde défend plutôt la liberté d’expression, car,
on le
sait, tout le monde est progressiste. Mais là encore, ceux-là même qui
soutiennent la liberté d’expression ne sont pas les premiers à la
défendre en
actes. D’ailleurs lorsque le sujet est abordé, nombreux sont ceux qui
s’empressent
d’ajouter qu’il y a des limites. La liberté d’expression, par
définition, se
réalise dans un excès qui lui est
propre, c’est dans cette absence de limites que s’exprime la pensée, et
c’est
elle que l’on veut en permanence rogner, escamoter, en lui fixant des
règles
(et des exceptions), ou en la garrottant en un idéal abstrait [...]

Laurence Viallet : Le sens du poil
-  in : Revue Lignes n° 20, mai 2006
(L. Viallet est éditrice)

marcar artigo